Blaise Cendrars, La main coupée.

 

 Arts, états, pouvoirs : La guerre d’anéantissement.

Comment les arts dénoncent-ils la guerre d’anéantissement au XXème siècle ?

Extrait de La Main Coupée, Blaise Cendrars, 1946.

 

Merde, voilà que je devais maintenant trimbaler monsieur sur mon dos. Je le chargeai tant bien que mal. Et nous voici partis l'un portant l'autre, la monture ployée en deux, le blessé lourd comme un mort qui se laisse aller, un drôle d'équipage, ahanant sacrant, jurant, chutant, tombant sur les genoux, se prenant les pieds dans les taupinières, se relevant. Jamais je n'oublierai cette équipée avec ce Boche qui me pissait dans le cou un sang mal engagé. Je dus décharger mon blessé et me frayer une nouvelle voie à coups de cisaille, puis revenir sur mes pas, rechercher le pauvre type et repartir à la sauvette car j'avais fait beaucoup de bruit et je n'en revenais pas qu'avec toutes ces allées et venues, personne dans aucun camp ne nous eût encore remarqués. Enfin je le balançai dans notre trou d'obus. J'avais eu chaud. C'était un dur.  Durant tout le trajet, il n'avait pas poussé un gémissement. (...)

La blessure du ventre n'était pas belle, j'y mis un tampon. Puis je lui pensai l'épaule.

- Ne t'en fais pas, pauvre vieux, ça n'est rien. On sera bientôt rendus et tu fileras à l'hôpital, veinard. Je ne te fais pas mal, non ? Comment t'appelles-tu ?

  Il s'appelait Schwanenlaut. J'ai oublié son prénom. Il était de Hambourg. Il travaillait dans une banque. Il avait fait un stage en Angleterre pour apprendre l'anglais. La suite de notre conversation eut lieu en anglais. (...) Le pansement était terminé. Nous installâmes notre homme sur la civière improvisée, prenant grand soin de soutenir sa jambe cassée, une fracture de la cuisse gauche, pour ne pas le faire souffrir inutilement.

 

Mots-clés, pistes, notes diverses :

Blaise Cendrars : écrivain d’origine suisse, 1887-1961. Engagé comme volontaire dans l’armée française lors de la première guerre mondiale. La Main Coupée : autobiographie / expérience / guerre / capture d’un soldat ennemi => un allemand. L’extrait : de la condition de soldat à la condition d’homme : mise en évidence de l’atrocité des conditions, de la solidarité entre les hommes, d’un aspect humain de la guerre. 

 

Quelques pistes d'interprétation : 

·        Récit d'expérience : le narrateur a tiré sur un allemand, il va le chercher pour le faire prisonnier. Texte écrit à la première personne => témoignage de guerre, autobiographie => point de vue interne => plus de crédibilité au récit. Importance du souvenir.

·         Des conditions difficiles  / L'effort de guerre : le lexique + l'énumération des participes présents + la crainte d'être surpris : "J'avais eu chaud" + la blessure.

·         "Un drôle d'équipage" : Lien de camaraderie qui s'établit au fil du texte => évolution des pronoms, noms et apostrophes qui désignent le soldat ennemi. / Soin accordé par le narrateur envers son prisonnier. Solidarité entre les camps => Choix de parler anglais : ni allemand, ni français, plus de neutralité. 

 

Voici un autre extrait de La Main Coupée, vu en classe, et qui n'est pas sans lien avec l'extrait ci-dessus et avec l'idée que cherche à nous donner Blaise Cendrars de la première guerre mondiale : 

« Je m’empresse de dire que la guerre ça n’est pas beau et que, surtout ce qu’on en voit quand on y est mêlé comme exécutant, un homme perdu dans le rang, un matricule parmi des millions d’autres, est par trop bête et ne semble obéir à aucun plan d’ensemble mais au hasard. A la formule marche ou crève on peut ajouter cet autre axiome : va comme je te pousse ! Et c’est bien ça, on va, on pousse, on tombe, on crève, on se relève, on marche et on recommence. De tous les tableaux des batailles auxquelles j’ai assisté je n’ai rapporté qu’une image de pagaïe. Je me demande où les types vont chercher ça quand ils racontent qu’ils ont vécu des heures historiques ou sublimes. Sur place et dans le feu de l’action on ne s’en rend pas compte. On n’a pas de recul pour juger et pas le temps de se faire une opinion. L’heure presse. C’est à la minute. Va comme je te pousse. Où est l’art militaire là-dedans ? »    

Extrait de Blaise Cendrars, La Main Coupée, publié en 1946


 


 

 

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